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11 août 19, 20 h 49

Carnet de cure, jour 1 après C.T. (1) Hier, Paris m’a ouvert les bras. Gréoux était terrassée de chaleur et la gare de Marseille a semblé à mon épuisement peuplée de vagues de demeurés obèses, vêtus de lambeaux trempés et ruinés par la pesanteur. Je n’en pouvais plus, il fallait que j’arrive. Des vents cléments avaient chassé la moiteur et les miasmes, les rues s’ouvraient largement devant mon taxi, l'appartement était resté intact, suspendu dans une autre ligne de temps, sans un grain de poussière ou un moucheron voletant. Poser ma valise (mais c’est une malle ! avait dit l’hôtelière en la hissant il y a trois semaines) régaler ma faim d’une boite de thon et de pain de mie, lâcher prise… Enfin. Le sommeil est venu vite et bien, il n’a pas si souvent été ce visiteur prévenant. Aujourd’hui reprendre au ralenti, mais reprendre. Reprendre et continuer. Autour de la longue sieste, quelques achats de fruits et légumes et un peu d’écriture. Je réalise que, pas un instant, je n'ai songé à partager ce carnet avec les sept femmes de mon groupe. Pas même pendant les deux jours d’ouverture où tout me paraissait merveilleux et chacune exceptionnelle. En me penchant sur cette retenue qui tient bien sûr beaucoup de ma nouvelle capacité à me taire, il me semble qu’elle venait d’une certitude intime qui contrariait pourtant l’un des motifs – mineur – qui m’avait conduite à cette cure : partager un élan, une direction, avec des femmes qui avaient elles aussi vaincu le cancer. Mais je pressentais qu’elles ne comprendraient pas. Que leurs mondes soient si loin du mien, leurs choix de vie si différents, leurs intérêts presque opposés, n’aurait pas été décisif. Ce qui m’a laissée tue, je crois, était l’instinct que ce j’écris, ce que je noue, ce que je ressens, leur serait d’une étrangeté suspecte qui ajouterait au rejet que mon excentricité et mes deux victoires a provoqué chez la plupart d’entre elles. Toutes, nous avons tué un crabe, oui. Toutes, nous savons ce qu’est de recevoir l’annonce, de passer les protocoles, de retrouver son corps ou d’en apprendre un nouveau. Nous savons la même chose, mais nous ne le savons pas de la même manière. Nous le savons, mais nous ne savons pas comme l'autre sait, nous ne sentons pas comme l’autre sent, nous n’envisageons pas comme l’autre envisage. Et ce savoir et ces mouvements ne peuvent que rester intimement muets et incompris, à moins qu'une pulsion créatrice - le mot, le geste, le son - ne nous fasse tenter de les dire comme on dirait un conte, une geste épique, un voyage en terre inconnue, à moins qu’une curiosité empathique, qu’un appétit poétique ne nous fesse tenter de les comprendre. Et cette pulsion ou cette curiosité, presque aucune, je crois, ne l’avait.

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